mardi 20 septembre 2011

Le choix d'une carrière


Mon instituteur nous avait donné à rédiger à la maison une composition française pour le lendemain : « Quelle carrière choisirez-vous plus tard ? ». Maman n’était pas encore rentrée ; sans enthousiasme, j’ai ouvert le battant du secrétaire, installé une copie double perforée à grands carreaux et écrit mon nom, mon prénom et la classe. 7ème B.
Les journées raccourcissaient déjà. C’était un de ces soirs sombres de rentrée où l’été n’est plus qu’un lointain souvenir sous des rouleaux de nuages gras. Pendant que je faisais mes devoirs à la lumière de la lampe, mon petit frère regardait sur la première chaîne un feuilleton qui n’était pas du tout de son âge.
Moi, je contemplais les hirondelles alignées sur le fil du téléphone en rongeant mon porte-plume. « Quelle carrière choisirez-vous plus tard ? » Plus tard… Plus tard… La semaine prochaine ? Non, des années et des années plus tard, alors que, déjà, les prochaines vacances ne semblaient jamais venir. J’ai posé la tête sur mon bras replié. La page restait blanche et pour moi la carrière n’était qu’un trou dans une montagne.
Quand maman est rentrée, elle a posé sur la table son cabas rempli de légumes (les poireaux dépassaient) puis elle a regardé ma feuille toujours blanche d’un œil inquisiteur.
Cela fait une heure que tu suces ton porte-plume ! m’a-t-elle dit. Tu vas avoir des boutons avec la peinture.
En fait, il n’avait plus de peinture depuis longtemps et le goût du bois que je mordillais avait l’amertume des devoirs difficiles.
Maman a entrepris l’épluchage des pommes de terre. J’entendais les crissements du couteau suivi du plouf de la chute de la patate dans le fait-tout. De la cuisine elle m’a crié :
Il faut t’y mettre ! Réfléchis donc. Il y a bien quelque chose que tu aies envie de faire quand même.
L’hirondelle, ai-je répondu en surveillant le jardin.
Les hirondelles ne sont pas bêtes : elles vont toujours où il fait beau ; du coup elles sont en vacances toute l’année.
Ne dis pas de sottises ! Ce n’est pas un métier.
Dommage… Alors astronaute.
En voilà une idée ! Et il faut être américain !
Cosmonaute ?
Il faut être russe !
J’ai décliné les métiers qui me rapprochaient du ciel. Pilote ? Trop dangereux. Hôtesse ? C’est pour les filles !
Poinçonneur de billets ?
Ah non !
L’espace ne convenait pas à maman qui souhaitait une profession terre-à-terre, socialement honorable, lucrative et avec des responsabilités.
J’ai passé en revue les métiers de tous les adultes de ma connaissance : instituteur ? Non... Le nôtre se plaignait sans cesse de nous. Il lui arrivait de se prendre la tête dans les mains en se lamentant : Quel métier, mais quel métier ! Médecin accoucheur comme le père de mon meilleur copain ? Sans façon. Boucher comme mon oncle Grégoire ? Qui s’essuyait les mains pleines de sang sur son tablier toujours maculé ?
Ma page restait aussi désolée que le désert tartare, aussi vide que l’espace intersidéral.
Ça ne te plairait pas de reprendre l’étude de ton père ?
Huissier de justice ? Je songeais aux dossiers à sangle bourrés de papiers pelure, tapissant les murs, au mitraillage incessant des machines à écrire. Je voyais mon père se lever avant l’aurore pour dresser de curieux constats.
Oui, si je rate mes études, ai-je hasardé pour rester aimable.  
Ne dis jamais ça à ton père.
Elle en avait de bonnes, maman… Elle qui avait choisi de ne pas travailler pour m’élever mon frère, mes sœurs et moi… Si j’avais osé, je lui aurais bien retourné la question. Mais je savais que cela aurait été pris pour de la provocation.
Travailler aux Impôts comme mon parrain ? Qui surveillait les aiguilles de l’horloge murale à longueur de journée et qui disait toujours du mal de son chef ? Pas moyen…
Si ça continuait, j’allais me récolter un zéro souligné de deux traits en colère. Il m’est venu alors une idée qui pouvait peut-être me valoir quelques points. Et j’ai  calligraphié tout en haut de ma feuille :
Plus tard, je choisirai la carrière de la première personne que je verrai contente d’aller travailler.


Gilles

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