Mon instituteur nous avait donné à rédiger à la maison une
composition française pour le lendemain : « Quelle carrière
choisirez-vous plus tard ? ». Maman n’était pas encore rentrée ;
sans enthousiasme, j’ai ouvert le battant du secrétaire, installé une copie
double perforée à grands carreaux et écrit mon nom, mon prénom et la classe. 7ème
B.
Les journées raccourcissaient déjà. C’était un de ces soirs
sombres de rentrée où l’été n’est plus qu’un lointain souvenir sous des
rouleaux de nuages gras. Pendant que je faisais mes devoirs à la lumière de la
lampe, mon petit frère regardait sur la première chaîne un feuilleton qui n’était
pas du tout de son âge.
Moi, je contemplais les hirondelles alignées sur le fil du
téléphone en rongeant mon porte-plume. « Quelle carrière choisirez-vous
plus tard ? » Plus tard… Plus tard… La semaine prochaine ? Non,
des années et des années plus tard, alors que, déjà, les prochaines vacances ne
semblaient jamais venir. J’ai posé la tête sur mon bras replié. La page restait
blanche et pour moi la carrière n’était qu’un trou dans une montagne.
Quand maman est rentrée, elle a posé sur la table son cabas
rempli de légumes (les poireaux dépassaient) puis elle a regardé ma feuille
toujours blanche d’un œil inquisiteur.
— Cela fait une heure que tu suces ton
porte-plume ! m’a-t-elle dit. Tu vas avoir des boutons avec la peinture.
En fait, il n’avait plus de peinture depuis longtemps et le
goût du bois que je mordillais avait l’amertume des devoirs difficiles.
Maman a entrepris l’épluchage des pommes de terre. J’entendais
les crissements du couteau suivi du plouf de la chute de la patate dans le
fait-tout. De la cuisine elle m’a crié :
— Il faut t’y mettre ! Réfléchis donc. Il y a
bien quelque chose que tu aies envie de faire quand même.
— L’hirondelle, ai-je répondu en surveillant le jardin.
Les hirondelles ne sont pas bêtes : elles vont toujours
où il fait beau ; du coup elles sont en vacances toute l’année.
— Ne dis pas de sottises ! Ce n’est pas un
métier.
— Dommage… Alors astronaute.
— En voilà une idée ! Et il faut être
américain !
— Cosmonaute ?
— Il faut être russe !
J’ai décliné les métiers qui me rapprochaient du ciel.
Pilote ? Trop dangereux. Hôtesse ? C’est pour les filles !
— Poinçonneur de billets ?
— Ah non !
L’espace ne convenait pas à maman qui souhaitait une
profession terre-à-terre, socialement honorable, lucrative et avec des
responsabilités.
J’ai passé en revue les métiers de tous les adultes de ma
connaissance : instituteur ? Non... Le nôtre se plaignait sans cesse
de nous. Il lui arrivait de se prendre la tête dans les mains en se lamentant :
Quel métier, mais quel métier ! Médecin accoucheur comme le père de mon
meilleur copain ? Sans façon. Boucher comme mon oncle Grégoire ? Qui
s’essuyait les mains pleines de sang sur son tablier toujours maculé ?
Ma page restait aussi désolée que le désert tartare, aussi vide
que l’espace intersidéral.
— Ça ne te plairait pas de reprendre l’étude de ton
père ?
Huissier de justice ? Je songeais aux dossiers à sangle
bourrés de papiers pelure, tapissant les murs, au mitraillage incessant des
machines à écrire. Je voyais mon père se lever avant l’aurore pour dresser de
curieux constats.
— Oui, si je rate mes études, ai-je hasardé pour
rester aimable.
— Ne dis jamais ça à ton père.
Elle en avait de bonnes, maman… Elle qui avait choisi de ne
pas travailler pour m’élever mon frère, mes sœurs et moi… Si j’avais osé, je
lui aurais bien retourné la question. Mais je savais que cela aurait été pris
pour de la provocation.
Travailler aux Impôts comme mon parrain ? Qui
surveillait les aiguilles de l’horloge murale à longueur de journée et qui
disait toujours du mal de son chef ? Pas moyen…
Si ça continuait, j’allais me récolter un zéro souligné de
deux traits en colère. Il m’est venu alors une idée qui pouvait peut-être me
valoir quelques points. Et j’ai
calligraphié tout en haut de ma feuille :
Plus tard, je choisirai la carrière de la première personne que je
verrai contente d’aller travailler.
Gilles
Gilles
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire